mardi 26 février 2013

Une journée avec Bruno Allain


 Samedi 23 février 2013, 9h, gare de Lyon.

"Je t'attends" - "J'arrive"

C'est par cet échange de sms que débute cette Journée avec Bruno Allain. Bruno revient de Lyon, où il a vu la veille une représentation de Cuir l'une des pièces de Quand la viande parle (Editions Les impressions nouvelles). Je l'attends sur le quai, heureux de le retrouver et de le suivre dans cette journée marathon au cours de laquelle vont se côtoyer le théâtre, l'écriture, la lecture et les arts plastiques.

Je suis là. Voie D. Mes yeux passent rapidement d'un voyageur à l'autre. Où est-il ? J'ai hâte de vivre ces quelques heures dans son sillage. Quelle est son actualité, à quoi ressemblent ses journées ? Je ne vais pas tarder à le savoir, le voici qui s'approche, souriant, je brandis mon appareil, clic-clac, c'est dans la boîte.

Je suis crevé, me dit-il
Son oeil pleure - il fait froid
Son oeil rit

Alors, Bruno, tes impressions ?
Il comprend la question et enchaîne très vite sur son ressenti d'auteur-spectateur qui a assisté la veille à une de ses pièces au Croiseur, à Lyon : "Les comédiens sont jeunes. Ils ont compris qu'il faut y aller. Ça démarre et Schlack."
Et il accompagne le mot d'un geste de la main qui fend l'air devant lui.

Direction le cinquième arrondissement. Bruno doit récupérer sa voiture pour aller au Lycée horticole de Montreuil. Sur le trajet, il revient sur le spectacle de la veille et me parle avec chaleur de cette jeune équipe de comédiens emmenés par Céline Bertin, de la compagnie Organe Théâtre. Ils ont fait "irruption dans le bazar", à savoir qu'ils ont joué dans le hall du théâtre, à proximité immédiate des spectateurs, sans psychologie, "mettant les gens là où ils ne s'attendent pas à être".

A l'arrêt de bus, nous croisons une dame de noir vêtue, qui tient un livre dans ses bras, contre sa poitrine, tandis qu'elle téléphone. J'aperçois le titre du livre, Les monstres de Sénèque, de Florence Dupont. Analyse de la dramaturgie romaine, qui trône dans ma bibliothèque.

Nous montons dans le bus. Bruno poursuit : "C'était périlleux, il n'y avait pas de rapport scène-salle, mais cette attaque, cette expression immédiate de la pulsion, cette proximité avec les spectateurs... les gens ont adoré."

J'écoute attentivement, tout en surveillant cette femme au livre qui s'est assise derrière Bruno. Elle est au téléphone. Je l'entends dire "Faut pas pousser mémé dans les orties." De la tragédie antique à mémé, le raccourci me plaît...

En descendant du bus, j'interroge Bruno sur les raisons qui l'ont poussé à aller jusqu'à Lyon à la rencontre de cette compagnie. "Ils sont jeunes. Si je peux leur apporter un coup de main... Et puis j'y vais parce que ça m'intéresse." Et comme je réagis sur le travail que ça représente : "J'adore passer d'une chose à l'autre. Même quand je suis dans des périodes de créativité perso, j'aime passer d'une discipline à l'autre." Cette journée marathon en est un bon exemple !

Chez Bruno. Nous avons un quart d'heure devant nous avant de prendre la route de Montreuil. Il vide son sac, choisit des livres dans sa bibliothèque pour l'atelier de l'après-midi aux Ulis, avale un café, interroge rapidement son répondeur, ne comprend pas l'un des messages, se tourne vers moi : "Ça arrive souvent. Je suis en tête de liste, les gens marchent dans la rue, appuient involontairement sur une touche et sur mon répondeur ça fait Schifff schifff..." Nous rions. Bruno Allain aime les onomatopées. Auteur Schifff-Schlack, qui parle avec les mains, aime quand ça claque.


Dans l'ascenseur. "Ah, je suis dégueulasse !" dit-il en regardant ses mains.

"Sur la table de nuit, à Lyon, dans la collocation où j'ai passé la nuit, il y a avait Manque, de Sarah Kane. Je ne l'avais pas lue, cette pièce. J'ai lu dans un état second, en enchaînant les répliques, pour la musique des mots, sans chercher à comprendre. Ça fait du bien aussi."

Dans les sous-sols du parking. Quels sont les auteurs qui te font battre le coeur ?

Formulation un peu étrange, qui m'est venue comme ça. Bruno, ça lui va, il enchaîne et cite avec gourmandise Shakespeare, "c'est foisonnant, complexe", Gabily, Azama, Koltès dont la pensée obsessionnelle le séduit au point de faire de ce lancinement poétique un thème de travail de ses ateliers d'écriture. Il évoque son intérêt pour les structures en "cercles et en déplacements", cite Le boléro de Ravel puis revient sur la notion d'attaque avec cette merveilleuse réplique de Fak à Claire dans Quai Ouest, "Tu es venue jusqu'ici maintenant passe là-dedans". "Michel Vinaver dit que le théâtre est un combat", rappelle Bruno.

Au volant, tandis que nous roulons vers le Lycée d'horticulture de Montreuil, Bruno traduit sa passion pour les auteurs, pour l'écriture et pour la langue, par une phrase bien à lui : "Il y a des textes qui te... (claquement de doigts)". Je vois à peu près ce qu'il veut dire...


  "Dans La fleur à la bouche, de Pirandello, le personnage, persuadé de sa mort prochaine, regarde le monde autrement, avec avidité, émerveillement. Pour moi, c'est la condition sine qua non de l'écriture, l'émerveillement, la capacité à  s'empassionner du monde, à le regarder, le critiquer, le retourner comme un gant."
Tu te sens dans cet état là ?
"Moi ? Oui, plutôt. Plus j'avance, plus la critique qu'on pourrait faire du monde me paraît réductrice  par rapport à l'émerveillement. Michel Azama parle du désenchantement du monde. La dénonciation d'un certain nombre de choses dans le monde d'aujourd'hui est un passage obligé mais ce dont j'ai envie de débattre, c'est de la bataille de chacun d'entre nous pour essayer de changer le monde."

"Pour faire la révolution, il faut être émerveillé."

"Quand j'étais môme, j'étais goulu du monde. La nature, les animaux... Adolescent, ce furent Les autres. Pour travailler mon bac, j'étais au bistrot, je travaillais les Annales parmi les autres. Le bistrot est un lieu d'émerveillement absolu. J'y vais souvent pour écrire. Je suis avec le monde, pas isolé dans une bulle. J'entends ce qui se passe, ça me donne une impulsion nouvelle."

"Picasso disait 'Je ne cherche pas, je trouve.' Lorsque l'inspiration s'arrête, Picasso plonge dans la palette et jette sur la toile. Ensuite, ça redémarre. Je suis incapable de rester scotché devant mon ordi, j'ai besoin de me sortir de la cellule."


Porte ouverte au Lycée d'horticulture et du paysage de Montreuil. Bruno y anime des ateliers d'écriture depuis trois ans, auprès d'élèves en classes préparatoires. L'atelier s'intitule "Du paysage au visage". Il s'agit de mettre en mots la relation entre le paysage et celui qui l'habite.

Bruno instaure avec les élèves un rapport de confiance. Tout à l'heure, ils vont lire leurs textes en public, dans les serres du lycée. Tandis que Bruno répète avec une partie d'entre-eux - "Respire, prends ton temps..." - j'interroge les autres sur leur intérêt pour cet atelier. Qu'est-ce qu'ils en retiennent ? Qu'est-ce que ça leur apporte ? Pour Louise, "Ici c'est sans complexe, pas besoin de faire bien, juste besoin d'essayer." Pour Baptiste, "Travailler avec Bruno apporte une sensibilité, une vision différente de l'écriture, il nous donne des outils." Et comme en écho, j'entends Bruno qui conseille Manon et Solène : "Etre précis, concis, concret." Et cet autre conseil pour la lecture, très beau : "Il suffit de penser de s'adresser à la personne qui est le plus loin de toi."

Avec Baptiste et Philippe
Avec Louise
Avec Solène 

Et s'il fallait résumer l'atelier d'écriture en un mot ? "Stimulant" pour Philippe
"oser" pour Aurianne
"découverte" pour Yolène
"récréatif" pour Baptiste
"posé" pour Louise
"être soi-même" pour Chloé
 "voyage intérieur" pour Manon.




Lire en public, dans une serre, parmi les fleurs...




Midi. Sandwich rillettes-cornichons au "Régal de Vincennes"...
Qu'est-ce que tu écris en ce moment ? Bruno poursuit un travail d'écriture au long cours. Son texte Perdus dans l'immensité en est à sa troisième saison d'écriture. Bruno a pour objectif d'écrire à partir de chacun des cent articles du journal Le Monde daté du 1er février 2008. Projet ambitieux et dont il a terminé les deux premières "saisons" : "Tu trembles", et "Eblouissements". Ecrire une saga. Quel formidable élan de création en ces temps de zapping déprimant !

La dernière étape de cette journée se déroule aux Ulis. Bruno, à la demande de l'Espace Culturel Boris Vian, anime un atelier de dessin qu'il a intitulé "Visage inattendu". Il s'agit d'un travail sur le portrait, sur l'ombre et la lumière, sur la déstructuration de la vision académique du visage.

Elles sont cinq aujourd'hui. Cinq femmes qui se connaissent un peu, c'est leur quatrième séance. L'une d'elle se tourne vers moi : "C'est la première fois ?" Euh... oui. Bruno distribue le matériel, donne un dernier conseil "Faites abstraction de la ressemblance. Dessinez ce que vous voyez." et les choses sérieuses commencent. Bruno pose. Je prends des photos. L'atmosphère est sérieuse et concentrée, on ne peut pas en dire de même de moi, qui souris fébrilement lorsque je me mets à poser. N'empêche, je suis bluffé par les résultats et par ces coups de crayons joliment débridés.

"Prolongez les traits, lâchez le mouvement..."


Galvanisé par toute cette créativité, je saisis un crayon et tente moi aussi de crobarder comme dit Bruno. Nicole pose. Je dessine. Euh, bon, franchement, le résultat fut médiocre - pardon Nicole - mais on a bien rigolé (enfin, bon, surtout les autres...). La séance se termine par des portraits en couleur, exécutés de manière très rapide, en une dizaine de minutes, pas plus. Pas mal de réussites autour des tables et je trouve magnifique cette façon de rendre l'énergie d'un visage en quelques traits. 

Il neige sur le chemin du retour. La journée fut dense et nous sommes fatigués. Bruno revient sur le plaisir qu'il a à travailler avec des jeunes. "Ils sont dans la dynamique, pas dans le regret ou dans la comparaison car ils n'ont pas de référent. Leur référent, c'est ça, faire avec le monde."

Une dernière évocation des projets, une commande de la compagnie Pipasol sur l'esclavage moderne, une carte blanche à la Piscine de Chatenay-Malabry, et en tant que comédien, la création de la pièce Ste de Sabryna Pierre, dans une mise en scène de Marie-Christine Mazzola, et nous nous séparons sur un trottoir du cinquième arrondissement.

Ainsi se termine ma Journée avec Bruno Allain, auteur de terrain, auteur tout-terrain, goulu du monde et en capacité d'émerveillement permanent. Quel plaisir d'être dans le sillage, dans l'énergie, dans les mots de l'autre, de vivre dans ses pas. Une journée marathon, journée coup de vent. Shhhhhhhh...


 Luc Tartar

Pour en savoir plus : http://www.brunoallain.blogspot.fr/

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